L'Elfe Bleue et la Lune

banjinkun

L'Elfe Bleue et la Lune

La vieille taverne battait son plein depuis la saison des neiges. Il semblait bien que presque toutes les races de Féerune y étaient réunies, dans un vacarme de rires, chansons et de chopes de cervoises s’entrechoquant. Laetia appréciait de voir tant de races différentes sous le même toit, mais la journée avait été longue et elle aspirait à voir enfin tout ce petit monde déguerpir pour qu’elle puisse enfin ranger et nettoyer les tables et les chaises et terminer sa journée de service.

Arrivant à la table des nains, ceux-la regardèrent à travers des yeux vitreux imbibés d’alcool. Alors qu’elle posait une nouvelle tournée de chopes sur la table, l’un d’eux l’interpella et bredouilla quelque chose d’à peine intelligible, en rapport avec le feu de cheminée qui manquait de combustible elfique, ce qui fit s’esclaffer ses congénères et mollement soupirer la jeune elfe de lune. Ceux-ci étaient les pires. Ils resteraient sans doute jusqu’à l’aube à commander tournée après tournée, au grand bonheur du patron. Parfois, Laetia s’imaginait qu’ils se donnaient tous ces efforts de beuverie juste pour l’irriter et lui fournir plus de travail. Dans ces moments là, il lui arrivait de regretter le vieux monastère qui l’avait recueilli étant pouponne, abandonnée devant ses portes, qui l’avait élevé dans les arts martiaux jusqu’à maturité et lui avait appris tout ce qu’elle savait. Le calme et la sérénité régnait entre ses vieux murs, tout l’inverse de son nouveau refuge et lieu de travail.

L’elfe à la peau céruléenne et aux cheveux cobalts roula des yeux lazulites vers le plafond de la taverne et poussa un long soupir, ce qui fit encore rire les nains ivres. Ils prenaient plaisir à la voir réagir ainsi à leur humour douteux. Laetia ne se laissa pas abattre et continua encore des heures durant à faire la navette entre le bar et la table des nains, récoltant une nouvelle boutade à chaque voyage.

Le dernier client récalcitrant fut enfin chassé de l’établissement, malgré de vaines protestations à propos du soleil qui n’était pas encore levé. Laetia termina de ranger la pièce principale et décida de sortir se promener au clair de lune avant d’aller se coucher. Le village était situé aux abords d’une forêt dense, réputée mal fréquentée à cause de quelque aventurier peu expérimenté qui aurait aperçu des drows par une nuit de pleine lune. La jeune elfe prenait plaisir à s’isoler dans les pénombres boisés à peine éclairés par l’astre lunaire. Une certaine tranquillité l’envahissait lorsque cette douce lumière argentée enveloppait son corps svelte. Elle vint s’assoir sur une vieille souche pour profiter de ce moment de calme exquis. Il lui arrivait même de fredonner intérieurement certaines chansons qu’elle avait entendues à la taverne.

Mais cette nuit là, la mélodie ne lui était pas familière, et ne venait pas de sa tête…

Une mélodie étonnement belle, malgré une touche de mélancolie, faisait son chemin jusqu’aux oreilles fines de l’elfe bleue. Instinctivement, Laetia se mit à poursuivre le son à travers la forêt. Le chant devint peu à peu plus clair et l’elfe se ressaisit. Il n’était pas question de gambader insouciamment à travers ces bois sombres. La discrétion était de mise, surtout au vue des récentes rumeurs. Plissant les yeux, Laetia repéra les zones plus assombries et traça mentalement un itinéraire selon ces ombres, qu’elle se mit à suivre, prenant soin de ne poser ses pieds que sur le sol ferme, évitant brindilles et feuilles. Depuis quelque temps, la jeune elfe était devenue experte à cette technique, et son agilité innée ainsi que son entrainement martial lui permettaient de progresser à bon rythme à travers la forêt touffue.

Elle avança ainsi de quelques centaines puis s’arrêta nette en haut d’une colline ou elle s’accroupie dans la pénombre. La vallée devant elle s’ouvrait sur une clairière illuminée par la lune. Tout semblait comme enveloppé d’un voile d’argent étincelant. Sur le coté coulait un petit ruisseau qui scintillait dans la lumière lunaire. La scène était d’une beauté telle que Laetia ne pu réprimer un soupir d’émerveillement. Au centre, cinq petites silhouettes noires tournoyaient et virevoltaient dans la lumière. Au milieu d’elles, une sixième se tenait immobile, et chantait. L’elfe de lune s’approcha discrètement pour avoir une meilleure vue.

Les cinq femmes étaient de race drow, mais quelque chose était différent. Laetia n’était évidement pas familière avec les elfes noirs originaire de l’OmbreTerre, pas plus que ne l’étaient les autres villageois ou encore les vieux moines du monastère. Mais les histoires décrivaient un peuple cynique et cruel, constamment en train d’intriguer, comploter et martyriser les autres races jugées inférieures, ou même leurs propres congénères. Or ce n’était clairement pas le cas ici. La beauté éblouissante de l’endroit, la pureté du chant, la majesté de la chorégraphie des danseuses, inspiraient l’elfe bleue à penser qu’il s’agissait au contraire d’un peuple tendre et sensible. Mais tout à coup, le chant cessa en pleine mesure, comme interrompu par quelque chose. Laetia plissa les yeux pour mieux discerner la chanteuse. Celle-ci lui faisait face, et semblait même la fixer à travers les ombres. Elle sentit une soudaine douleur à la nuque et tout devint noir.

Une image distordue de son vieux maître apparu devant l’elfe de lune. Il lui souriait mais son regard était emplit de tristesse.
« M… Maître, bafouilla Laetia, Vous êtes en vie ? »
Pour toute réponse, le vieux moine s’accroupi et posa une main apaisante sur le front de sa jeune élève. Laetia se rendit compte qu’elle ne mesurait pas plus qu’un enfant, la main de son maître semblait immense. Il lui décrocha un large sourire, mais des larmes coulèrent le long de son visage ridé. Puis l’image se vrilla et tout redevint noir. Des échos de voix inconnues résonnaient dans les ténèbres.

« Que va-t-on faire d’elle ? » demandait l’une.
« On ne peut pas la laisser en vie, elle en sait trop ! » s’exclamait l’autre.
« On ne va tout de même pas la … » commençait une troisième.
« Chut ! Elle revient à elle. » conclut une quatrième.

Laetia ouvert péniblement les yeux. Elle se trouvait solidement ficelée au tronc d’un arbre. Sept femelles drows la dévisageaient. La plus petite des sept s’adressa à elle :
« Elfe, que t’ont-ils donc appris, là d’où tu viens ? Ne sais-tu pas qu’espionner des elfes noirs est une bien dangereuse pratique ? »
« Le chant était … si beau… » bredouilla Laetia.
« Par la déesse ! Laissons cette folle enfant aux animaux de la forêt, ils sauront qu’en faire ! » s’écria l’une.
« Et si elle s’en sortait ? Elle pourrait en attirer d’autres. » s’inquiéta l’autre.
« Nous avons été découvertes, il faut changer de lieu de toute façon. Ellistrae fera la part des choses sur cette intrusion. Si la déesse s’en offense, la jeunette mourra. Si elle estime son acte pardonnable, elle verra un autre jour. Laissons l’éternelle décider de son sort. » conclut la troisième. Et les sept se mirent en route et disparurent dans les ombres forestières.

Ligotée au tronc d’arbre, l’elfe bleue ne céda pas pour autant à la panique. Sans doute le coup qu’elle avait reçu sur la nuque la faisait délirer, mais elle ne ressentait aucune peur. Elle attendit, l’air absente durant de nombreuses heures, et observa la lumière de la lune filtrer à travers les feuillages de la forêt. Enfin, une figure approcha. Une femme d’une grande beauté à la peau d’ébène, portant une robe de soie argentée et transparente, semblait glisser sur l’air dans sa direction. Elle tenait une épée longue à bout de bras, pointée sur Laetia. L’elfe ne fit aucun geste pour échapper à son destin et attendit patiemment que la mort la prenne, un léger sourire sur son visage. Mais l’épée dévia au dernier moment et frappa la corde qui retenait Laetia prisonnière. Puis l’apparition disparut en une myriade de minuscules étoiles, et l’elfe crut entendre un rire de femme retentir dans la nuit.